FLOURY Auguste
Décédé à Paimpol dans sa 88ème année, le 11 août
1973. Né à Ploubazlanec en 1885, fils de marin, dans ce coin où Pierre Loti a
trouvé l’âme des Pécheurs d’Islande, Floury ne pouvait être que marin,
capitaine et Cap Hornier.
A 15 ans, il embarquait sur le BRETAGNE, trois-mâts,
capitaine Guillou. Arrivé en plein hiver à l’île des Etats, BRETAGNE tenta
pendant 2 longs mois, de doubler le cap Horn : Tempêtes sur tempêtes, froid
glacial, en partie démâté, sans gouvernail, raffalé dans le sud, le navire dut
être abandonné. L’équipage fut recueilli par le 3-mâts anglais MAXWELL. A
Ploubazlanec, d’où une grande partie de l’équipage était originaire, on avait
commencé à dire des messes pour l’âme des présumés disparus.
Nullement découragé, Auguste Floury continua 5
autres voyages du cap Horn, sur les grands voiliers MAX et TIJUCA.
Son service militaire, où il participa au
débarquement de Casablanca, fut abrégé par la disparition en Islande de son
frère Louis Floury.
Libéré, il prépara à I’Ecole d’Hydrographie, ses
examens, et fut brillamment reçu C. L.C.
Reçu pilote de la Seine en 1916, il fut réputé pour
son aménité, son allant et sa connaissance du fleuve.
Résistant pendant l’occupation, dès la Libération,
il reprit son service de pilote, où en 1947, il eut la joie de voir son fils
cadet assurer la relève.
Il prit sa retraite en 1948.Il retrouva, parmi les
Cap Horniers, de vieux amis du cours de la Seine, où il les avait pilotés.
Energique, courtois et affable, il laisse dans notre
souvenir, la nostalgie et les regrets d’un bon camarade
La terrible odyssée du BRETAGNE au Cap Horn, est
détaillée dans le livre Les Derniers Grands voiliers de Louis Lacroix.
LE
NAUFRAGE DU BRETAGNE
Ce texte nous a été présenté par le Capitaine au
Long-Cours Michel Floury, ancien pilote de la Seine, qui a pris sa retraite à
Dinard, 3 Avenue de la Pêcherie.
C’est le récit qu’a fait son père, Auguste Floury,
C.L.C. qui était le mousse du titre.
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° °
Allant d’Anvers à San Francisco en 1900, le 15 juin,
vers 8 heures.30 du matin, on aperçoit la terre. Dans ces immenses solitudes,
voir la terre est un évènement qui prend, surtout chez les jeunes, une
importance considérable. La monotonie de plusieurs jours de mer, sans rien voir
paraître à l’horizon est rompue. C’est la troisième fois que cela nous arriva
en 70 jours de navigation: Madère d’abord, puis les îles Canaries et,
aujourd’hui, l’île des Etats.
Comme on s’en approche dans la journée, je ne me
lasse pas de la regarder, à chaque fois que je monte sur le pont. Ce massif de
montagnes chaotiques, toutes recouvertes de neige, offre un aspect de
désolation sinistre.
Le lendemain, le 16 juin 1900, nous doublons le cap
St Jean qui constitue la pointe Est de l’île. Sur cette pointe est érigé le
phare de St Jean, le seul feu en service sur ces côtes sauvages et
inhospitalières de l’autre bout du monde. Ce phare est la borne qui limite les
parages du Cap Horn, c’est le dernier témoignage de la conquête de l’homme sur cette
région; au-delà on tombe sous la dépendance du Cap, ce terrible Seigneur, cruel
et violent, que les récits des Anciens nous ont appris à considérer comme une
sorte de Divinité farouche.
En ce jour, nous sommes agréablement surpris d’y
rencontrer un accueil favorable. Le temps est beau, à peine nuageux avec de
belles éclaircies, une petite brise, tout dessus. Aussitôt la folle et
présomptueuse jeunesse voit s’envoler l’appréhension de cette région et se
laisse gagner par un optimisme inconsidéré; Le Cap n’est pas si
terrible, elle envisage la possibilité de le doubler en deux ou trois jours,
elle se voit déjà faisant route vers les alizés, les tropiques, et se croit
bientôt à Frisco.
Les jeunots veulent prendre une revanche sur
les anciens; ils se moquent de leur crainte révérencieuse devant de personnage
qui, aujourd’hui, ne leur parait pas être aussi méchant qu’on avait voulu le
faire croire. Leurs plaisanteries semblables à des défis, choquent ceux qui ont
déjà courbé l’échine sous le poids des colères du cap Horn et qui savent bien
ce que valent les sourires de ce tyran à l’humeur changeante. Ils grognent dans
leur barbe des expressions pas très tendres à l’adresse de ces blancs-becs par
trop présomptueux. Ils voudraient par leurs dénégations, conjurer ce que ces
provocations peuvent nous attirer ce contretemps.
Les jours suivants, le temps s’est montré moins favorable. Le vent contraire, plus ou moins fort, a obligé à manœuvrer; il a fallu carguer et serrer les voiles hautes, la grand voile, virer de bord à plusieurs reprises.
Le 20, beau temps; dans l’après-midi, virement de bord. Je suis allé à la manœuvre. L’horizon était clair; à une assez grande distance, la terre était en vue au ras de l’horizon. Un îlot se détachait, tout blanc de neige, c’était le Cap Horn. Le voilà donc, ce fameux Cap. J’étais heureux et tout fier de le contempler, j’aurais bien aimé que ce fut de plus près, mais enfin je pouvais maintenant dire que je l’avais vu.
Un autre sujet d’intérêt : les oiseaux peuplant
cette région Les plus nombreux étaient les damiers, sans doute appelés ainsi à
cause de leur plumage noir et blanc. De la grosseur des mouettes, ils
voletaient dans le sillage du navire, se précipitant et se battant pour les
déchets de cuisine, que l’on jetait par-dessus bord. On en a pris par grand
vent à l’aide d’une pelote de fil au bout de laquelle était attaché un bouchon
de bouteille. Le vent faisait virevolter le fil dans lequel les oiseaux se
prenaient par le bout de l’aile. Pour les saisir, il fallait faire attention à
leur bec crochu car ils se défendaient, avec une vive ardeur. Leur prise ne
présentait pas grand intérêt au point de vue culinaire, pas la moindre chair
sur leur carcasse.
L’albatros était sans conteste le roi des airs.
Majestueux et solitaire, il parcourait son domaine en vol plané, bougeant à
peine le bout de l’aile. Il se tenait parfois au vent du navire, à la hauteur
des huniers. Il vérifie les empointures disaient les matelots. On en
voyait, quelquefois, un spécimen tout blanc, avec une tache noire sur chaque
aile, en forme d’étoile. C’était un Amiral. Du même genre, mais, plus
petits, il y avait les Malamocks. Moins solitaires, on en voyait parfois
plusieurs soit dans le sillage du navire, ou dispersés aux quatre coins de
l’horizon.
Le 21 juin 1900, l’humeur du Cap s’est encore
endurcie et nous avons subi une série de mauvais temps, avec des coups de vent.
Les 22 et 23, à la cape sous les huniers fixes,
petit foc et foc d’artimon.
Le 24, il fait meilleur, on rétablit la voilure mais
il faut la ramasser la nuit suivante.
Je
prenais le quart de 8 heures à minuit me disait mon ami, le novice Louis,
me racontant, le lendemain, les péripéties de la nuit. Nous l’avons passée à bourlinguer
sous les rafales de neige et les paquets de mer. Il a fallu ramasser toutes les
voiles, hissées et établies dans la matinée. Cela n’a pas été une petite
affaire. On s’est débarrassé de bonne heure des voiles hautes, cacatois, focs
et voiles d’étais ; je suis monter serrer le grand cacatois ; à peine descendu,
ce sont les perroquets volants qui ont été amenés et cargués à serrer.
Pas besoin d’être désigné pour cela. Ces voiles plus légères, mais haut
perchées sont essentiellement le lot des jeunes. Je suis remonté avec un
matelot léger au grand mât ; deux autres allaient au mât de misaine.
Il faisait noir. A ne pas voir la moitié de sa misère, comme disaient les matelots. Le Bosco, qui était le chef de quart, observait le compas. Le vent que l’on serrait au plus près était contraire On avait cap de 5 à 6 quarts de la bonne route que l’on devait suivre. Le Sorcier baissait... A l’horizon montaient des grains qui paraissaient hostiles, menaçants. Il fallut prévenir le Capitaine de la situation ; à son avis on devait se débarrasser de la grand’voile avant que le vent ne devienne trop fort. Il était temps. Elle a été carguée, mais le grain est survenu plus vite et plus fort que prévu, avec de la neige. Nous avons eu de la peine à en venir à bout. Aussitôt descendue, les manœuvres ramassées, les cargues levées, chacune sur son cabillot, est venu le tour des perroquets fixes. Je suis remonté pour serrer. J’étais fatigué mais je prenais courage, me disant que la fin du quart approchait. Je pensais à la couchette que j’allais retrouver, persuadé qu’il n’y aurait pas nécessité de me bercer pour m’endormir; du reste le roulis s’en chargerait.
Hélas ! j’étais loin de compte. Les grains de neige devenaient de plus en plus forts. La mer se creusait, le navire se cabrait, fonçait brutalement dans la lame. Les coups de tangage devenaient violents et faisaient vibrer toute la coque. Les vagues fonçaient en déferlant contre le bateau et nous inondaient sous les embruns. Enfin, à minuit moins dix, la cloche retentit pour l’appel au quart. Les dormeurs sont réveillés par un sonore et impératif : Debout, au quart debout et prévenus d’avoir à s’équiper en considération du temps : bottes et casaque.
A minuit, au lieu du: En bas qui n’est pas de
quart attendu, c’est l’ordre : Tout le monde aux cargues du petit hunier.
Quelle déception après ce quart fatigant : ça grogne, en mer on dit groumer.
Il y a des jurons, lancés contre on ne sait qui ni quoi. Contre le navire, le
temps... Enfin cela soulage. C’est la soupape de sûreté contre le trop plein de
misère. Tout en groumant chacun va à son poste. C’est le métier mais il y a des
moments où cela semble dur, quitte à dire plus tard que s’il faisait toujours
beau, les femmes navigueraient et eux les marins, ne trouveraient plus de
place.
Le hunier amené et cargué: à serrer, on
regrimpe là haut. Avec les deux bordées, on en vient à bout malgré la neige et
les rafales de plus en plus fortes. Aussitôt parés, c’est le tour du grand
hunier volant. Au moment d’amener, les hommes sont aux cabestans, pour les
cargues, un paquet de mer déferle et nous tombe dessus.
Un matelot perdant pied s’est retrouvé à plat ventre
sur le panneau arrière, son suroît arraché est parti par-dessus bord. Un autre,
pêcheur de Concarneau, Claquin, dont c’était le premier voyage au Long Cours, a
été malmené et roulé en abord où il a bu la tasse. Suffoquant et
soufflant, on l’a sorti de sa situation peu enviable et monté sur la dunette. Ma
Doué, Ma Doué gémissait-il sans arrêt. Le Capitaine l’a examiné, après
avoir constaté qu’il n’avait rien de cassé, il lui a dit : Ma Doué est
loin, il n’est jamais passé dans ces parages ci. Allons va vite te changer et
reviens aider les autres, à la manœuvre. Nous sommes retournés aux cargues puis
regrimpé là-haut pour serrer sous la neige et le vent qui devenait tempête.
Aussitôt descendus, le Second crie l’ordre A
carguer la misaine. Pas même le temps de prendre une chique a grogné
quelqu’un. J’étais rompu, j’avais froid, c’était notre tour de repos qui
passait me disait Louis. Rien à dire, bon gré mal gré, il fallait surmonter
sa fatigue et continuer. La misaine est, après la grand’voile, la plus importante.
Quand on la ramasse c’est toujours par mauvais temps ; de ce fait cette
manœuvre est souvent délicate. Il faut prendre des précautions éviter qu’elle
ne batte pour ne pas se déchirer et partir en lambeaux..
Il paraît que c’est une vieille habitude, datant
sans doute de la marine en bois, que quelqu’un lance comme plaisanterie la
prière du Marseillais : Bonne mère de la Garde, faites que la misaine
se cargue toute seule. Sans attendre le miracle, chacun va à son poste. C’est
dans le grain, qu’on voit le marin. Vieux dicton. C’est aux moments
critiques que l’on évalue les qualités de chacun. Comme il y a de l’émulation,
que l’esprit d’équipe domine, chacun y met du sien pour venir à bout des
difficultés qui se présentent. La voile carguée à serrer, on grimpe dans
les haubans.
La partie a été dure me racontait Louis. La nuit,
dans le vent, aveuglés par la neige, secoués par les coups de roulis, c’est une
véritable acrobatie que d’arriver sur la vergue où l’on se répartit à tâtons.
Pour se maintenir, chacun passe un avant bras dans un des anneaux de cordage
fixés à intervalles réguliers sur la filière d’envergure de la misaine. Alors
commence une véritable lutte. Entre chaque cargue, la voile fait ballon. Cette
grosse toile mouillée, gonflée par le vent très fort, est dure comme la tôle,
et n’offre aucune prise à des doigts engourdis par le froid. C’est comme si on
voulait faire des pinçons à une baleine. C’est alors à coups de poings, à coups
de coudes, qu’il faut arriver à y faire des plis, que l’on puisse agripper afin
de la ramener à soi peu à peu.
Soudain, dans une rafale plus forte, alors qu’on
croyait la tenir, elle réussit à faire lâcher prise, à se dégager et à son tour
de prendre l’offensive en pesant sur nous de toute sa masse de bête monstrueuse
vous poussant en arrière pour vous faire tomber. Ce drame, paraît-il, est
arrivé, hélas, trop souvent. Tout était à recommencer !
Le second, à ce moment, se rendant compte que ça
n’allait pas, est monté. Agrippé, se tenant debout sur la vergue, il a hurlé,
dans le vent, des ordres mêlés d’imprécations pas toutes très catholiques et
qui sont parvenues par bribes aux oreilles des matelots. Ceux-ci, à leur tour,
se sont fâchés ; alors, sacrant et jurant, dans cette lutte corps à corps
contre cette bête enragée, ils ont fini par la maîtriser et la ligoter, à tours
de rabans, contre la vergue.
Une fois descendus, on a entendu à boire la
goutte, ce qui était une faveur très appréciée après ces dures manœuvres.
Mathurin avait l’impression de ne pas l’avoir volé, ce boujaron d’eau de vie
qu’il appelait : Tafia.
Pour nous, le En bas qui n’est de quart ne
nous a guère réjouis ; il était 3 h.40 ; à 4 heures nous reprenions le quart,
jusqu’à 8 heures. Tu peux juger, me disait mon ami, de la nuit que nous avons passée.
C’est le cas de dire: que nous avons eu l’aviron tordu ! Enfin c’est le
sort, c’est le métier.
Sous cette voilure réduite, le navire est à la cape.
Il dérive plutôt qu’il n’avance, il ne fonce plus contre les vagues. L’allure
est plus souple, le bateau esquive mieux le déferlement des lames; c’est une
parade aux violents paquets de mer. Le navire, roulant bord sur bord, le pont
est inondé et presque impraticable. La mer embarque à chaque coup de roulis, et
tout roule furieusement d’un bord à l’autre. Pour circuler, il fallait faire
vite et profiter d’un arrêt de quelques secondes de cette danse où le navire,
comme hébété, marquait un temps d’arrêt comme pour reprendre haleine.
Le 7 juillet 1900 fut pour nous une journée
épouvantable dont nous devions garder le souvenir. Cela faisait trois semaines
depuis que nous étions au Cap. Trois semaines de froid, passées à bourlinguer,
à rouler bord à bord, à manœuvrer; toutes ces misères avaient été endurées sans
résultat appréciable car nous n’étions guère lus avancés que le premier jour.
L’optimisme du début, dans l’espoir d’un passage rapide, s’était évanoui. Les
jeunes étourdis, qui par bravade avaient pris à a légère cette déférence des
anciens à l’égard de cette Majesté le Cap auraient volontiers dit : Pouce ! et
fait amende honorable pour quitter au plus vite ces parages si peu
réjouissants.
Hélas ! ce n’était pas pourtant qu’un prélude, un
simple avant goût de ce qui nous était réservé. Ce jour là, le terrible
Seigneur allait nous donner une démonstration en souverain absolu de sa toute
puissance dans son empire. Les plus forts, les plus endurcis, allaient
s’incliner en toute humilité, courber la tête pour passer sous son joug en
implorant sa grâce.
Comme pour donner raison aux anciens qui sous les
Tropiques, prédisaient au Cap, des danses aux sons d’une autre musique,
l’orchestre allait être au grand complet, tous les instruments allaient donner
à fond. Chacun allait pouvoir constater combien il était faible, dans cette
lutte inégale par rapport à ces forces brutales, déchaînées et aveugles.
J’ai été surpris d’être réveillé par le Capitaine,
en lieu et place de l’officier de quart :
- Mousse ! il n’est que 4 heures; va voir si le
café est prêt, tu m’enverras un bol sur la dunette
- Oui Capitaine.
Je suis aussitôt debout, je m’habille en vitesse, je prends la verseuse à l’office. En arrivant sur la dunette, j’ai eu la respiration coupée par le vent qui soufflait en tempête. Une neige poudreuse me fouettait la figure et collait dans les rainures du pont, le rendant, avec la gîte, très glissant. Je suis parti sur le dos les jambes en l’air jusqu’en abord où j’ai été arrêté par les batayoles. Je n’ai heureusement pas lâché la verseuse, autrement elle partait à. la mer. Arrivé sur l’avant, j’ai constaté que tout le monde était à la manœuvre. On carguait la misaine et cela n’avait pas l’air d’aller tout seul.
A la mayence le café était prêt. Le vieux coq
couchait, à même le caisson de la cuisine où il avait plus chaud que dans sa
couchette. Il s’était rendu compte de la situation anormale et avait pris les
devants pour le café. Je suis parvenu à l’arrière sans trop de difficultés, la
mer ne déferlait pas encore trop fort sur le pont. J’ai préparé le bol et je
suis monté l’envoyer au Capitaine sur la dunette où il se tenait à l’abri du cagnard,
on appelle ainsi une toile fixée aux haubans d’artimon et derrière laquelle
l’officier de quart trouve un abri tout relatif. En arrivant au vent, c’est moi
qui ai pris en pleine figure le café soufflé par la rafale. J’ai prévenu le
Capitaine de ma mésaventure. Je lui ai remonté un autre bol, qu’il est venu
boire dans la chambre de veille.
Je ne réalisais pas très bien la situation, mais je
sentais que nous étions secoués durement. Au jour, j’ai eu, par mon ami, des
détails sur la situation. Nous étions assaillis par un ouragan d’une extrême
violence. La misaine avait été carguée et serrée. Quand on a amené les huniers,
la violence du vent était telle qu’il n’a pas été possible de les carguer, ils
se sont déchirés et sont partis en lambeaux. Partis, aussi, le petit foc, le
faux foc et le foc d’artimon. La misaine était serrée quand soudain un raban
ayant dû lâcher à bout de vergue à bâbord, le vent pris dedans; elle a commencé
à battre, à se déchirer et elle est partie peu à peu jusqu’à la moitié où un
amarrage plus solide a pu résister.
Impossible d’envoyer du monde là-haut pour enrayer
cette avarie; personne n’aurait pu tenir sur la vergue par cet ouragan ; de
plus les paquets de mer inondant le coffre rendaient le pont inaccessible. Pour
moi cela devenait épique. J’avais entendu des récits de coups durs où il est
souvent question de voiles emportées dans les tempêtes. A mon tour je me
sentais devenir un héros qui plus tard aurait beaucoup à raconter.
J’allais de temps en temps, voir ce qui se passait
là-haut. L’ouragan atteignait une violence inouïe, les vagues étaient
monstrueuses, la mer partait en fumée. Dans les grains, une neige dense fuyait
à l’horizontale, on ne voyait plus l’avant du bateau, on roulait terriblement. Le
mugissement du vent était infernal. Tout l’orchestre donnait à fond, la danse
était diabolique.
Dans la matinée, des rafales plus fortes ont emporté
les deux huniers fixes; l’un après l’autre ils sont partis, toute la toile
soufflée d’un seul coup dans une détonation semblable à un coup de canon. Il
n’en restait que les ralingues et quelques lambeaux continuant à s’effilocher.
La neige, plaquée par le vent, collait et gelait dans la mâture, formait des
épaisseurs qui, par moment, se détachaient par blocs pour tomber lourdement. Le
thermomètre dans la chambre de veille indiquait moins 10 degrés.
Comme il était impossible de se rendre à. la
cuisine, il a fallu se contenter d’un déjeuner froid : endaubage et biscuit que
le Capitaine et les officiers ont vite expédié. Les matelots, une bordée après
l’autre, installés dans la voilerie, ont fait le même repas. Ceux qui n’étaient
pas de quart sont restés là au repos dans une attente qui devenait anxieuse.
Il semblait que le déchaînement de ces puissances
terribles ne devait plus s’apaiser. J’étais beaucoup moins héros que dans la
matinée, je trouvais que pour cette fois cela avait assez duré. Soudain,
retentit un sinistre appel, à vous glacer le sang dans les veines: Tout le
monde en haut, la terre sous le vent, suivi d’un cri déchirant: Maman
! , cri arraché à mon ami Louis, par un réflexe devant l’imminence d’un grand
danger. En effet, dans cette situation tragique pour un navire désemparé, la
terre sous le vent, c’est l’inévitable naufrage dans toute son horreur. Le
navire broyé sur cette côte sauvage, par cette mer en furie. Il n’y a aucun
sauvetage possible. C’est la perdition inévitable dans cette mer froide,
hostile et si lointaine à l’autre bout du monde. Le drame serait vite joué. Le
temps de deux vagues. Comme dit Victor Hugo: l’une a saisi l’esquif, l’autre
les matelots. Et bien plus tard, en guise d’oraison funèbre dans la presse
: Bretagne, perdue corps et biens.
Le Capitaine a tenté la seule manœuvre possible,
quoique désespérée, virer de bord vent arrière. C’était courir vers la côte
avec une chance de l’éviter si l’évolution se faisait assez rapidement. Puis
venir du lof-tribord amurés. Le navire ayant arrivé, quelques hommes ont
réussi à gagner l’avant et à hisser un foc ce qui a favorisé la manœuvre..
J’ai aidé à contre brasser le phare arrière. J’ai eu
tellement froid aux mains que, je ne suis pas allé sur l’avant terminer la
manœuvre. (La peau intérieure des doigts est devenue blanche; les jours
suivants elle a fait des cloques et elle est tombée ) Je me suis accroupi à
l’entrée de la descente, m’attendant au pire, j’ai prié fermement. Quelques
temps après le Second, M. Perrodo, la manœuvre terminée me trouvant dans cette
posture me dit: Qu’est ce que tu fais là ? Allons va, tu es sauvé, ouf !
Sauvés ! On peut imaginer l’effet produit par ce mot dans ces circonstances où
tout paraissait désespéré. C’était la grâce du condamné à mort juste au moment
où il fallait être exécuté.
L’alerte avait été rude. Nous étions sauvés grâce à
une éclaircie providentielle qui avait permis de voir la terre juste à temps
pour l’éviter et aussi à une atténuation de la violence de l’ouragan. C’était
la pointe extrême du Cap Horn que nous venions de parer, on pouvait dire qu’on
l’avait frôlée de près.
Le soir même, M. Vidal, le lieutenant souffrait
beaucoup des mains. Le lendemain elles étaient couvertes de cloques très
grosses, pareilles à celles produites par des brûlures à l’eau bouillante. Cinq
matelots, en outre, avaient des doigts gelés, mais au lieu de cloquer, les
doigts devenaient tout noirs.
Le lendemain la tempête était calmée, la mer restait
houleuse, désordonnée, comme fatiguée et honteuse d’avoir été si mauvaise la
veille. Le navire offrait un bien triste aspect de désolation avec ces lambeaux
de voiles qui pendaient et se balançaient lamentablement. Ces voiles neuves en
toile si solide et qui donnaient une impression de robustesse à toute épreuve,
voilà ce que le Cap en avait fait, il restait les ralingues et un peu de
charpie.
Pauvre navire, il n’était pas beau, il donnait
plutôt le spectacle d’un bateau désemparé et abandonné. La neige verglacée couvrait
vergues et gréement; il fallait pourtant mettre de l’ordre dans cette mâture.
On a descendu, dans la journée, ces pauvres débris
de voilure; ce n’est que le lendemain que l’on a pu enverguer deux huniers
fixes. Dans ces opérations, six matelots de plus ont eu des doigts gelés. Cela
faisait 11 hommes sur 22 qui étaient plus ou moins éclopés. Fallait-il, dans
ces conditions, continuer la lutte pour essayer de doubler ou revenir dans le
Nord guérir ces impotents et remettre la voilure en ordre.
Grave décision à prendre.
Le 10 juillet nous avons communiqué avec le 4-mâts
français Atlantique qui nous a cédé une certaine quantité de fil à voile. Le 13
le vent était favorable, on a décidé de continuer la route pour doubler.
La voilure a été rétablie.
Le 14, forte brise, nous étions sous les huniers
volants. Dans un grain de neige, vers 12 h. 30 nous sommes rentrés dans une
banquise. Les glaçons de grandes dimensions de 100 à 300 mètres carrés, serrés
les uns contre les autres, donnaient l’impression que l’on aurait pu s’y
promener en allant de l’un à l’autre. Malgré le vent, le navire qui avançait
lentement, s’est arrêté net à un certain moment, on a établi les perroquets
fixes et on est reparti. Entre les grains de neige nous avons aperçu un autre
voilier, pris aussi dans les glaces, mais à une assez grande distance de nous,
7 à 8 miles environ.
Enfin, vers 16 h. 30 nous étions en mer libre mais
avant la sortie des glaces, la houle se faisait sentir fortement; aux coups de
roulis, ces gros glaçons frappaient la coque avec un bruit sourd semblable à
des coups de bélier. La tôle à la flottaison a été mise à nu, et bien fourbie,
par ces frottements et ces chocs.
Les 16 et 17, encore la tempête, le navire à la
cape. Voilà un mois depuis que nous étions au Cap. On s’organisait dans cette
vie de misère. Malgré tout le moral était bon ; pourtant tout contribuait à
augmenter la fatigue. Certains des doigts gelés ne guérissaient pas. Le froid
s’était aggravé, l’usure des cirés rendait leur imperméabilité moins efficace.
Avoir les vêtements mouillés en descendant de quart et pas un poêle dans le
poste d’équipage pour les sécher et se réchauffer. Il fallait, après les quatre
heures de repos, recapeler ces hardes humides, en claquant des dents et
être présent à pique huit pour répondre à l’appel de l’officier de
quart.
La relève à la barre et au bossoir était assurée par
les moins valides qui ne pouvaient pas se servir de leurs mains pour grimper
dans la mâture. Ces éclopés aidaient néanmoins à la manœuvre avec courage, ne
pouvant saisir les cordages à pleines mains, ils les serraient entre les
avant-bras. La force déployée ainsi était toute relative, c’était pénible pour
tous. Il fallait appeler plus souvent les deux bordées cela au préjudice des
temps de repos.
Le 18, vers 12 h. 30, le grand hunier fixe est
emporté dans une terrible rafale. Le 20, l’ouragan et la mer démontée nous ont
contraints à mettre en fuite. Nous perdions ainsi le peu que nous avions gagné
en quelques semaines. Le lendemain le froid devint terrible moins 20°. Pendant
deux jours il fut impossible de manœuvrer. Les cordages gelés étaient raides et
durs. Les poulies des bras de l’avant, les râteliers en abord formaient un bloc
de glace avec les haubans.
Le Capitaine décida de faire coucher l’équipage dans
le salon, où le feu était entretenu jour et nuit avec du coke pris dans le
chargement. Le 23 on a pu rétablir la voilure, mais toujours vent contraire, ce
qui oblige à des virements de bord.
Le 26 juillet, fête de Ste Anne, fête de Madame
Guillou, femme du Capitaine. Pour marquer ce jour, l’équipage a eu la double le
menu au carré a été légèrement plus soigné. Le Capitaine a offert la liqueur et
m’a invité à trinquer en l’honneur de sa dame. Puis il m’a dit: Tu
appelleras Allainmat et Loguivy les deux novices; tu leur donneras aussi un
verre. Quand j’ai été seul, ces messieurs montés sur la dunette, le second
dans sa cabine, j’ai appelé mes deux invités et je me suis mis en devoir de les
régaler, fier et tout content de leur procurer ce moment de plaisir. J’ai voulu
bien faire les choses. Un verre de vin pour commencer avec quelques biscuits;
le thé ensuite, sans oublier la goutte, puis la liqueur. La conversation allait
bon train; on évoquait des souvenirs, des pardons de Ste Anne passés. Nous étions
loquaces, le ton montait si bien que le Capitaine ayant entendu des éclats de
voix est descendu, et m’a trouvé levant mon verre et trinquant avec mes
invités. Je t’avais dit de leur donner un verre, tu n’avais pas à trinquer
avec eux, tu devais te contenter de celui que tu avais déjà pris. J’étais
penaud, de terminer ainsi une fête qui se déroulait si bien. Je ne concevais
pas d’offrir ainsi la liqueur à mes amis sans devoir leur faire l’honneur de
trinquer avec eux.
Les jours suivants, toujours vents contraires et
virement de bord. Le 1er août, par 58°45 de latitude, à la pointe du jour vers
7 h. 30 l’homme de bossoir sonne vigoureusement la cloche du gaillard puis
court derrière prévenir l’officier de quart; nous courions droit sur un immense
iceberg. Tout le monde sur le pont pour virer de bord; le temps était maniable.
Nous avons, une fois changé d’amures, contemplé cette montagne ambulante dont
le Capitaine a estimé la hauteur à 80 ou 100 mètres et la longueur à 4 ou 500
mètres. Heureusement pour nous que le jour se levait ; quelques heures plus
tôt, on ne l’aurait pas aperçue à temps pour la parer. Et alors ?
Le 3 août le Cap était doublé en longitude.
Les jours suivants, vent favorable; la température
s’adoucit. Les matelots délaissent le salon pour leur poste.
Cette fois, le Cap est bien doublé, bientôt, nous ne
serons plus sous sa dépendance.
Les jours suivants, le vent refuse et contraint à des virements de bord. Le 10, c’est encore la tempête; il faut encore ramasser toute la voilure pour rester à la cape sous les huniers fixes. Dans la nuit du 11 ou 12, par un temps terrible, le petit hunier est défoncé et emporté complètement. L’échelle de la dunette est écrasée et emportée par un paquet de mer. L’écran du fanal rouge a été cassé. Le chargement dans le faux-pont arrière a été désarrimé. Le grand hunier volant a arraché son chemin de fer.
Le 12, à l’heure du déjeuner, au salon, je venais
d’apporter le premier plat, le Capitaine commençait à se servir quand des coups
sourds venant des profondeurs du bateau ont résonné lugubrement, à vous remuer
les entrailles. Le Capitaine a tout de suite, pensé au gouvernail et il est
monté, suivi des officiers. La barre fonctionnait normalement on n’entendait
plus rien. Le déjeuner a continué dans une certaine perplexité. Qu’est-ce qui
aurait pu provoquer ces coups ? énigme:
Le lendemain 13 août, tempête toujours aussi
violente. Au moment du petit déjeuner les mêmes coups que la veille se firent
entendre mais cette fois sans arrêt, ça cognait à chaque coup de roulis. Cette
fois pas de doute passible, quelque chose d’anormal venait de se produire.
Anxieux je suis monté derrière ces Messieurs. Le Capitaine a fait mettre une
échelle de pilote sur l’arrière, à l’extérieur; il est descendu sous le
couronnement, je l’ai entendu dire en remontant, alors qu’il enjambait les
batayoles: Nous n’avons plus de gouvernail La mèche était cassée au ras
du safran.
C’était la catastrophe.
Cela nous arrivait juste à la limite des parages du
Cap Horn, quand nous entrevoyions la fin de nos peines, quand nous allions
sortir du territoire où le terrible Seigneur avait prise sur nous, quand nous
pensions pouvoir bientôt lui tirer la langue, (oui mais qui oserait faire ce
geste ? Il faudrait encore y retourner; alors, après ce que nous venions de
subir, qui aurait été assez téméraire pour lancer un pareil défi ? Nous étions
par 81°52 de longitude Ouest et 54°49 de latitude Sud.
Et voilà qu’il nous remettait le grappin dessus, il
ne voulait donc pas nous lâcher puisqu’il nous enlevait le meilleur moyen de
pouvoir continuer : le gouvernail. Sans gouvernail, plus de navigation possible
! Alors ! Comment nous en tirer cette fois ? Qui n’obéit pas au gouvernail,
n’échappe pas à l’écueil nous apprend un dicton breton. Après toutes les
épreuves subies, cela devenait angoissant. Il fallait continuer la lutte et
cela dans les plus mauvaises conditions possibles.
Pour le moment, le navire, sous les deux huniers fixes, tenait bien la cape. Cette tempête a duré cinq jours, puis elle s’est apaisée; le temps est devenu beau et relativement doux. Le Cap pouvait faire trêve, il nous tenait à sa merci, pour lui la partie était gagnée. On a pu faire du nettoyage, laver du linge, ce qui était un peu négligé depuis deux mois. Il a fallu mettre la petite chaudière en marche pour distiller de l’eau de mer, la provision d’eau douce commençait à baisser.
Mais le principal était de chercher à continuer
notre route par des moyens de fortune. On a essayé de gouverner au moyen de la
remorque filée derrière, lestée avec des gueuses, et cela sans résultat.
Ensuite, on a pratiqué le système des bailles, celles-ci estropées et filées de
l’extrémité d’une drôme placée en travers du navire et débordant assez loin au
dehors. Dès que le navire prenait de la vitesse, en établissant seulement les
voiles de l’avant, il venait du lof, les voiles en ralingue, et il n’avançait
plus. C’était désespérant.
Tous les essais restaient sans résultat. Au lieu de
gagner vers le Nord, le courant nous entraînait vers le Sud, au risque de sortir
de la route habituelle des navires. Un autre danger nous menaçait: le
gouvernail, toujours en place, n’était plus tenu par la mèche. Il était donc
libre et, aux coups de roulis, il ébranlait l’arrière du navire, risquant
d’occasionner une voie d’eau. Le Capitaine et le Second, descendus dans le pic
arrière, constatèrent que plusieurs rivets étaient ébranlés et avaient des
égouts.
Le 18 août, devant la gravité de la situation, le
Capitaine estimant qu’il n’était plus possible de sauver le navire, a jugé que
son devoir était de sauver l’équipage. Il fallait, en conséquence, demander au
premier voilier qui passerait à portées de signaux de nous prendre à son bord.
Mais abandonner son navire, est une décision grave que le Capitaine, quoique Maître
après Dieu à bord de son navire, ne peut prendre tout seul. Il a donc réuni
les officiers et les principaux de l’équipage; il leur a exposé la situation et
les risques que l’on courait à vouloir insister davantage. A l’unanimité le
projet d’abandon a été adopté.
Notre sort dépendait maintenant de la rencontre d’un
navire Est-ce qu’il en passerait un assez près de nous ? La mer est tellement
grande. Nous avions aperçu un seul bateau en deux mois. Tous nos vœux étaient
maintenant orientés vers cette rencontre. Nous étions assurés qu’un navire,
voyant notre situation, accepterait de nous sauver.
Enfin, une voile apparut à l’horizon. Grand émoi,
tous avaient les yeux braqués vers cet espoir de salut. Les signaux de détresse
de grande distance furent hissés en tête du grand mât. Le voilier s’approcha,
mais il passa assez loin de nous. Avait-il aperçu nos signaux ? Il a continué
sa route. Quelle déception après l’espoir qui nous avait envahi un peu plus
tôt.
Le lendemain, dans la soirée, une autre voile
apparaissait, mais la nuit étant venue avant qu’il soit assez près de nous;
c’est par des fusées que nous demandîmes du secours; on brûla des torches;
c’était un véritable feu d’artifice. Le temps était beau. Impossible qu’il
n’ait pas vu ces signaux. En tous cas il ne s’est pas dérangé.
Deux autres sont passé à une distance que l’on ne
jugeait pas trop grande pour qu’ils se rendent compte que nous demandions du
secours. Ils ont continué leur route sans se soucier de nous. Pour quelle
raison ? Peur de perdre quelques heures sur la traversée, indifférence ou quoi
? On pestait ferme après eux. C’était une chance d’avoir aperçu tant de navires
en si peu de jours. Est-ce que cela allait continuer ? Comme on dérivait
toujours dans le Sud, n’allions-nous pas, nous écarter de la ligne des bateaux
? C’était bien inquiétant !
Le 26 août, au matin, un voilier fut signalé par
tribord. Il venait vent arrière droit sur nous. Celui-là, certainement ne
passerait pas loin. L’espoir renaissait. Cette fois nous serions sauvés,
sûrement, c’était impossible qu’il ne se rende pas compte de notre détresse.
Chacun était alerté, on était tendu vers ce sauveur qui s’approchait et
grandissait peu à peu. Nos signaux étaient hissés. Hélas ! Soudain, quelle
désillusion ! Au lieu de continuer sa route vers nous, on le voit manœuvrer,
venir du lof pour s’écarter et passer au loin sur l’avant. Cette fois la mesure
était comble. Si près de ce navire qui pouvait être notre planche de salut, au
lieu de répondre à nos signaux de détresse et nous prêter assistance, le voir
s’éloigner en nous abandonnant à notre triste sort, c’était bien cruel !
L’heure du déjeuner était passée. En désespoir de
cause, le Capitaine me dit de servir, il est descendu et s’est mis à table. M.
Perrodo à qui cette déconvenue avait sans doute coupé l’appétit ne pouvait se
résigner à quitter des yeux cette suprême chance qui commençait à s’éloigner.
Tout à coup il appela le Capitaine qui est monté aussitôt et moi
derrière : on répondait à nos signaux. Le déjeuner a été oublié. Les pavillons
montaient et descendaient. Le Capitaine interprétait d’après le Code
International leur signification.
C’était un anglais, le Maxwell, 3-mâts francs, qui
venait d’lquique, chargé de nitrate de soude pour North Shields (Angleterre).
Il consentait à nous prendre mais, craignant de manquer de vivres, il demandait
que nous en amenions une certaine quantité. Quelle effervescence chez tout
l’équipage, on mettait les embarcations à la mer. D’autres montaient de la
cambuse des barils de lard, des sacs de haricots et de biscuits, des conserves,
du sucre et du café. Quel remue-ménage et quelle allégresse ! Enfin nous
allions être libérés de nos soucis, de l’angoisse d’être déporté on ne sait où,
et de finir dans des conditions épouvantables.
Chacun rassemblait ce qu’il possédait mais que de
choses nous laissions derrière nous et que nous quittions sans regret. On
voyait uniquement la fin de nos tourments, de nos inquiétudes. Les embarcations
ont fait la navette entre nous et le Maxwell qui avait pris la panne sous le
vent à nous. Le temps était beau, la mer légèrement houleuse, les circonstances
étaient favorables pour exécuter ces transbordements.
Un dernier souci, notre navire abandonné pouvait
devenir un danger pour d’autres bateaux qui, de nuit, auraient pu l’aborder, se
faire des avaries et même couler. Il aurait fallu le saborder pour le faire
disparaître. A défaut de pouvoir percer la coque, on a ouvert les panneaux pour
que l’eau s’y engouffre dans le mauvais temps. Le charpentier a fait une
ouverture dans le pont; on a coupé les saisines des drômes pour qu’au roulis
elles démolissent pavois et panneaux et que la mer puisse terminer cette oeuvre
d’engloutissement. Je trouvais naturel de s’acharner maintenant à essayer de
faire disparaître notre bateau.
Le transbordement des vivres continuait. J’aidais le
lieutenant pour les conserves. Comme j’avais vu qu’il négligeait de petites
boites de pâté de foie gras truffé qui avaient souvent excité mon envie, cette
fois la tentation a été la plus forte; au lieu de les laisser là, perdues pour
tout le monde, j’en ai bourré mes poches, me promettant de les déguster plus
tard en compagnie de mes amis. Le transbordement touchait à sa fin. C’était le
voyage final de la baleinière, accostée à bâbord arrière à la hauteur du
panneau III, on y empilait les derniers sacs de vivres et les bagages
Ayant entendu dire par les matelots que les derniers
à quitter un navire devaient être le mousse et le Capitaine, j’avais pris cela
au sérieux. J’attendais donc que mon tour arrive. Quand il ne restait plus que
moi, le Second et le Capitaine, celui-ci a eu un moment de dépression. Il a dit
qu’il ne voulait pas quitter son bateau. Devant les adjurations de M. Perrodo,
il s’est remis. Avant de quitter le navire, le Second a largué les bras de
bâbord, côté sous le vent, ceci toujours dans l’idée que les vergues n’étant
plus tenues, causeraient des avaries dans la mâture, et que celle-ci en
tombant, provoquerait des dégâts pouvant faire couler plus vite le navire.
Cela a failli causer un accident, au dernier moment;
en effet, le navire roulant légèrement, les phares ont tourné d’un bord à
l’autre accentuant les coups de roulis. Venant sur bâbord les bras des basses
vergues sont descendus jusqu’à la mer; repartant sur tribord les vergues les
ont fait raidir brutalement; comme ils traînaient dans l’eau ils ont passé sous
l’embarcation et l’auraient culbutée sans la vivacité des matelots qui ont
réussi à parer le coup.
Le Second a sauté dans la barque, moi ensuite, le
Capitaine en dernier et on a débordé vivement et mis le cap sur MAXWELL.
J’étais assis sur les sacs de provisions, entre les rameurs, regardant vers
l’avant. Tout à coup j'ai vu une de mes boites de pâté à côté de moi; elle
était sortie de ma poche trop bourrée; je l’ai vite ramassée mais j’ai eu peur
que le Capitaine se soit rendu compte de cet incident. Je me suis retourné vers
l’arrière, non, il n’avait rien vu; il dirigeait l’embarcation et avait
d’autres soucis en tête.
Dans mon geste, j’ai aperçu notre bateau que je
venais de quitter si allègrement. Il se soulevait à la houle puis retombait
lourdement en roulant. Les vergues, qui n’étaient plus retenues, tournaient et
s’agitaient aux coups de roulis; on aurait dit de grands bras faisant des
signaux de détresse, d’appel au secours. Il y avait comme des reproches dans
ces gesticulations désespérées. Notre pauvre navire avait un air tellement
malheureux qu’une grande tristesse m’a envahi. J’ai eu l’impression que c’était
un être cher, gravement atteint, que nous abandonnions à son pénible sort.
Devant nous, le MAXWELL attendait. Nous l’accostions
peu après et embarquions sur notre sauveur. On a mis du vent dans les voiles.
J’ai eu un dernier regard pour BRETAGNE, dont nous nous éloignions et que la
nuit vite tombée nous a fait perdre de vue.
Nos angoisses s’étaient dissipées, une vie nouvelle
s’ouvrait devant nous